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Adel Hakim, d’Ivry et de partout

© Nabil Boutros

Co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre National Dramatique du Val-de-Marne, Adel Hakim, s’est éteint chez lui le 29 août, après une lutte acharnée contre la maladie.

Homme de l’interculturel, de l’engagement et des débats, homme de fraternité, artiste de théâtre, Adel Hakim s’en est allé. Acteur, auteur, metteur en scène, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry installé depuis décembre dernier à la Manufacture des Œillets, il a joué Shakespeare et Marivaux, Koltès et Sénèque, Tenessee Williams et Nathalie Sarraute, souvent sous la direction d’Elisabeth Chailloux co-directrice du TQI. Les deux artistes se sont rencontrés au Théâtre du Soleil en 1980. Ils ont créé, en 1984, le Théâtre de la Balance et présenté un premier spectacle qui a fait date : La Surprise de l’amour, de Marivaux dans lequel il jouait et elle, mettait en scène. Ensemble, en 1992, ils ont succédé à Catherine Dasté à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Adel Hakim a mis en scène Racine et Eschyle, Botho Strauss et Joseph Delteil, Pirandello, Shakespeare, Goldoni, Beckett, Vesaas et beaucoup d’autres. Il a écrit et monté ses propres textes dont Exécuteur 14 reste dans les mémoires et très récemment Des Roses et du Jasmin avec le Théâtre National Palestinien qui sera repris cette saison.

Depuis plus d’une dizaine d’années Adel Hakim s’est consacré au développement du Théâtre des Quartiers du Monde, concept qu’il a élaboré et développé en tissant de nombreux partenariats. Devenu le lieu du dialogue et de l’altérité, il l’a ouvert aux écritures contemporaines étrangères et s’est, entre autre, passionné pour l’Amérique Latine où il a fait de nombreuses mises en scène et animé des ateliers de formation comme au Chili, en Uruguay, en Argentine et au Mexique. Son compagnonnage avec l’auteur uruguayen Gabriel Calderón, par le triptyque qu’il a mis en scène : Ouz, Ore et Ex, théâtre de subversion s’il en est, a apporté un vent de burlesque et de transgression, de fantaisie et de baroque. De locale, l’œuvre de Calderón devient universelle à partir d’une écriture qui s’attaque aux archétypes d’une société rétrograde. Reconnaissant à l’auteur « le génie du dialogue et des ruptures entre tragédie et force comique » Adel Hakim a pénétré dans ce monde de l’étrangeté et de l’irrationnel en inventant son vocabulaire scénique.

Il s’est aussi particulièrement attaché à parler du Moyen-Orient, sa terre d’origine – il est né en Egypte et a vécu au Liban – il a fait de nombreux séjours de création en Palestine. Les liens qu’il a tissés avec le Théâtre National Palestinien sont forts et les échanges, permanents. Son spectacle majeur, Antigone de Sophocle, dont il a signé le texte en français, fut présenté à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry après avoir été créé à Jérusalem en 2011 et tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem –. Antigone, est comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque et pose la question de la malédiction. Sur le choix de la pièce, Adel Hakim répond : « Je monte Antigone parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. » Le spectacle se ferme avec la voix de Mahmoud Darwich et la musique, composée par le Trio Joubran, vient des profondeurs. Des images rapportées de Jérusalem et des Territoires Palestiniens par Nabil Boutros, témoignages de la vie en Palestine, des répétitions et de la tournée d’Antigone, s’exposent dans le hall du théâtre. Adel Hakim table sur les complicités professionnelles.

Antigone a été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger et a inauguré la Manufacture des Œillets à Ivry, une ancienne usine d’œillets métalliques, acquise par la ville où le TQI devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne a pris ses nouveaux quartiers depuis décembre 2016. Avec Elisabeth Chailloux, Adel Hakim s’est investi dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu. Il y a présenté sa dernière pièce, Des Roses et du Jasmin, montée à Jérusalem Est, fresque sur l’Histoire contemporaine de la région israélo palestinienne de 1944 à 1988. La question de la mémoire collective l’habite. Il donne une densité à cette succession d’événements historiques qui couvre trois périodes : 1944-1948 débute sur un bel optimisme, Que la fête commence en sont les premiers mots ; 1964 à 1967 avec la Guerre des Six Jours en 1967, qui dégrade davantage encore les relations avec Israël qui triple son emprise territoriale ; 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, l’action se passe dans une prison pour un parcours de tragédie. On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » Leila Shahid ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne est venue débattre. Pour elle « le spectacle arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. »

La mise en espace et en images de ces histoires liées à la grande Histoire, montre la puissance de l’art et le rôle des artistes dans un pays en guerre. Adel Hakim a également présenté une série de petites formes proposées par les acteurs du Théâtre National Palestinien, Les Chroniques de la vie palestinienne, qui parlent avec humour et dérision du contexte dans lequel travaillent les acteurs entre Jérusalem et la Cisjordanie, d’un théâtre sous occupation. Ecrites par trois acteurs de la troupe et mises en espace par Adel Hakim et Kamel El Basha, ces Chroniques ont force de témoignage. Elles construisent des ponts entre mythologie et scènes de vie ordinaires avec une série de dialogues endiablés et complices entre un conteur et son double ou bien son gardien, apostropheur et contradicteur, traducteur autant que conteur, Adel Hakim sur le plateau face à son alter ego palestinien, engagés dans une véritable joute verbale. Ce partenariat mené avec le Théâtre National Palestinien relève de l’événement et de l’engagement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – le CDN du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville – Ivry-surSeine – dans sa politique culturelle, de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Adel Hakim s’investit aussi dans la formation des jeunes acteurs et pilote L’Atelier théâtral d’Ivry. La transmission est un axe complémentaire au travail de mise en scène, qu’il développe.

Dans la lettre qu’il laisse, signée du 15 août et intitulée Libre adieu, Adel Hakim parle avec une grande lucidité de la maladie dégénérative qui le rongeait depuis plus de deux ans. Il avait préparé sa sortie et pris rendez-vous en Suisse pour décider de son dernier acte, en toute conscience. Il voulait une mort sereine et choisie, sans acharnement thérapeutique. Il n’a pas eu la capacité de partir pour la mise en œuvre de ce geste, il s’est éteint chez lui. Au-delà de son destin personnel, Adel Hakim pose un acte et milite pour le droit à mourir dans la dignité, « C’est dire combien la relation entre la vie et la mort porte du sens » dit-il, et il rappelle les lois qui ont « élevé le niveau de respect et de dignité des citoyens » : l’IVG en 1975, l’abolition de la peine de mort en 1981, la légalisation du mariage pour tous en 2013.

Adel Hakim était d’Ivry et de partout. Il laisse une œuvre poétique sensible. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer » disait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, 3 septembre 2017

Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, 94270 Ivry-sur-Seine – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.

 

Des Roses et du Jasmin

@ Nabil Boutros

Texte et mise en scène Adel Hakim – Théâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Que le Théâtre National Palestinien soit actuellement en France relève de la gageure et de l’événement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – en l’occurrence celui du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville dans sa politique culturelle – Ivry-sur-Seine – de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et d’Adel Hakim, co-directeurs du Théâtre des Quartiers d’Ivry, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Le Théâtre des Quartiers du monde voulu par Adel Hakim est devenu le lieu du dialogue et de l’altérité. Après Antigone monté avec les acteurs du Théâtre National Palestinien en 2011 et qu’il vient de re-présenter dans ce nouveau lieu de la Manufacture des Œillets, il présente Des Roses et du Jasmin, texte qu’il a écrit, fait traduire en arabe et mis en scène pour la troupe de Jérusalem Est avec laquelle il développe un partenariat depuis plus de six ans. La pièce avait été créée et présentée en juin 2015 au Théâtre National Palestinien de Jérusalem et au Théâtre Al-Quassaba de Ramallah.

Des Roses et du Jasmin traverse l’histoire contemporaine du conflit israélo-palestinien, de 1944 à 1988. Trois générations d’une famille se succèdent, mettant en jeu Israéliens et Palestiniens au fil de la chronologie. Né en Egypte et ayant grandi au Liban, Adel Hakim sait de quoi il parle. Dans cette région du monde, la chronologie est percluse de guerres. La pièce est construite en trois temps, la première période, 1944-1948, débute sur un bel optimisme : Que la fête commence ! en sont les premiers mots. Miriam, née en 1925 à Berlin, rencontre à Jérusalem, alors sous occupation britannique, John, officier né à Londres en 1921. La vie est légère et gaie. De leur union naît Léa, appelée à grandir dans une ville incertaine. Mais le premier drame arrive vite, Aaron frère de Miriam né à Berlin en 1920 arrive à Jérusalem et convainc sa sœur de s’engager dans l’espionnage pour l’Irgoun. Contrainte d’accepter sous la pression, elle prête serment et se trouve bien malgré elle, complice de l’attentat de l’Hôtel King David où son mari perd la vie. En 1948, le départ des anglais et la création d’Israël sur les territoires palestiniens rendent aux Palestiniens la vie difficile, avec les premières confiscations de maisons et obligations d’exil. Saleh, ami de John, quitte Jérusalem pour le Liban avec son fils, Mohsen.

La deuxième période couvre les années 1964 à 1967. Seize ans plus tard, de retour en Palestine, Mohsen, Palestinien musulman, rencontre Léa, Israélienne juive, au grand dam de leurs parents respectifs. Les deux jeunes se marient et donnent naissance à une petite fille, Yasmine. Miriam s’enferme dans son mutisme et ne revit qu’à travers les apparitions du fantôme de John. En 1967, la Guerre des Six Jours dégrade davantage encore les relations et Israël triple son emprise territoriale. Aaron contraint sa nièce Léa à se séparer de Mohsen et la séquestre. Mohsen s’enfuit à Gaza avec leur petite fille tandis que Saleh s’engage, depuis Beyrouth, dans l’Organisation de libération de la Palestine.

La troisième période se passe en 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, dans une prison où une matonne traite de manière particulièrement brutale une prisonnière palestinienne, Yasmine. Par une série de hasards, Léa et Mohsen se retrouvent, vingt ans plus tard. Léa apprend à Mohsen qu’il était père une seconde fois d’une petite Rose, elle ne se savait pas enceinte quand la vie avait séparé le couple. La fin est amère quand se dénouent les fils de l’intrigue : Léa apprend que sa mère, engagée dans l’Irgoun, avait été complice de la mort de son père, on comprend par ailleurs que la gardienne de prison s’appelle Rose et qu’elle est bien leur fille. Privée de l’affection de sa mère, Rose se love dans ses bras avant de s’enfuir. Deux informations se succèdent et ferment le spectacle : on apprend que Yasmine est morte, violentée et assassinée en prison par des soldats. Parallèlement et après le claquement d’un coup de feu, il est dit que Rose s’est suicidée. Parcours de tragédie et fin d’un noir profond.

On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » On est chez Roméo et Juliette où Capulet et Montaigu s’affrontent avant de se réconcilier sur le cadavre de leurs enfants. Ici, au-delà des familles, ce sont deux peuples que rien ne réconcilie. Dans la géopolitique dont traite Des Roses et du Jasmin, texte né d’une suite d’événements historiques de cette région déchirée du monde, la fin reste tragique. Ce registre reste supportable pour le spectateur par la théâtralité élaborée à travers l’écriture et reprise sur le plateau, qui lui permet d’alléger le fardeau : en premier lieu le commentaire fait par les présentateurs des différentes périodes – Alpha et Oméga pour la première, entre Chaplin et le western ; Epsilon et Lambda pour la seconde, version pompom girls extraverties et vêtues de courtes robes rouges ; le fantôme de Saleh – tué dans le camp de Sabra et Chatila le 17 septembre 1982 – et celui de John l’officier britannique, devisant avec humour pour la troisième. La théâtralité passe aussi par l’écran placé en fond de scène qui commente l’action avec des citations-réactions permettant au spectateur un certain recul par rapport au récit ; par la musique, qui accompagne les séquences et donne subtilement tempo et pas de danse, et qui transmet le ressenti des personnages, comme le ferait une caméra subjective ; par la scénographie enfin, élément de théâtralité qui se compose de panneaux translucides entrant en action vers la fin et filtrant l’indécence, physique et morale, imposée par les hommes, évitant cruauté et crudité à vue.

D’Antigone à Des Roses et du Jasmin les acteurs sont méconnaissables, même si, au point de départ, la référence demeure. On s’en détache très vite par la densité des faits relatés et la succession d’événements historiques déversés qui tiennent le public en grande écoute et émotion, traduites par l’ovation finale. L’atmosphère est chargée et on en sort sonnés. Les acteurs sont fluides et leur élégance n’a d’égal que le drame qui se joue. Chapeau bas ! Le travail accompli par Adel Hakim tant au niveau de l’écriture que de la troupe est courageux et oblige à reposer la question de la mémoire, collective et individuelle. Et à travers Saleh qui fait figure de sage, il fait dire au final, avec justesse : « Il faudrait qu’avant d’être ennemis, avant de se faire la guerre et de s’entretuer, les êtres humains pensent qu’ils sont et ont toujours été pères et mères, fils et filles, frères et sœurs. Pas plus que des roses et du jasmin. »

Brigitte Rémer, le 29 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh (Aaron) – Alaa Abu Garbieh (Alpha, Dov) – Kamel Al Basha (Saleh) – Yasmin Hamaar (Gamma, Léa) – Faten Khoury (Epsilon, Rose) – Sami Metwasi (John) – Lama Namneh (Lambda, Yasmine) – Shaden Salim (Miriam) – Daoud Toutah (Béta, Mohsen) – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil –

Texte et mise en scène Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni. En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartiers d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnal, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot – et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim et Imad Samar – Le texte est édité à L’Avant-scène théâtre.

Du 20 janvier au 5 février 2017 – Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée, le 25 février à la Comédie de Genève – du 28 février au 8 mars au Théâtre National de Strasbourg.

Antigone, avec le Théâtre National Palestinien

@Nabil Boutros

Texte de Sophocle – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français et mise en scène Adel Hakim – musiques Trio JoubranThéâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Le Théâtre des Quartiers du monde créé à Ivry par Adel Hakim il y a plusieurs années accueille à nouveau le Théâtre National Palestinien pour une série de représentations d’Antigone de Sophocle qu’il a mis en scène, suivi de la présentation d’un nouveau spectacle qu’il a écrit et monté, Des Roses et du Jasmin.

Antigone ouvre la série de représentations. Créée à Jérusalem le 28 mai 2011, le spectacle a d’abord tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem – avant d’être présenté au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Studio Daniel Casanova, en mars 2012. Il a depuis été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger. Il inaugure aujourd’hui la Manufacture des Œillets, une ancienne usine acquise par la ville d’Ivry où le TQI, devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne, a pris ses nouveaux quartiers. Cette usine fut d’abord un atelier de fabrication de porte-plumes, de plumes et d’encriers à partir de 1836, puis au début du XXème une importante usine d’œillets métalliques destinés à l’industrie de la chaussure. Les bâtiments sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1996.

Les politiques ont pris soin du théâtre à Ivry où le nom d’Antoine Vitez, venu avec sa Compagnie en 1972, reste gravé. Rachetée par la ville en 2009 pour y accueillir le Centre dramatique national du Val-de-Marne, l’usine en son projet architectural de réhabilitation – financé par l’Etat, la Région, le Département et la Ville d’Ivry – est confiée à Paul Ravaux, du cabinet RRC architectes. Le caractère ouvrier et l’authenticité du bâtiment ont été préservés avec les volumes, les structures métalliques, les surfaces vitrées, les passerelles et escaliers, l’aspect des murs, les puits de lumière. Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, qui codirigent le Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis 1992, se sont investis dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu, inauguré au mois de décembre dernier. Le résultat est superbe, le lieu a gardé son âme et son histoire.

Le public est accueilli dans une vaste halle sous verrière où se trouvent le bar et la librairie, un magnifique espace où pourront s’organiser des lectures, des cafés littéraires ou tous types de manifestations. Tout autour de cette halle court une mezzanine et l’entrée du Lanterneau, salle de répétition et de spectacle de quatre-vingts places dédiée aux nouvelles écritures, pour les metteurs en scène, les compagnies ou les collectifs émergents. La salle de quatre-cents places, La Fabrique, est entièrement modulable côté plateau et gradins, avec un gril situé à dix mètres courant sur toute la surface. Un espace dédié à la pratique théâtrale des amateurs et à la transmission, l’Atelier Théâtral, des loges et des bureaux complètent ce bel outil de travail, simple et chaleureux.

Antigone dans ce grand théâtre prend encore une autre dimension. Les acteurs du Théâtre National Palestinien viennent de Jérusalem Est où ils travaillent, leur combat passe par l’art. Ils sont tous à saluer. Antigone, qu’Adel Hakim, leur avait proposé de monter en 2011, est devenu emblématique et comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque. L’absence de démocratie et la difficulté de dialoguer, la tyrannie et la domination entre les hommes et les femmes sont les thèmes majeurs du texte de Sophocle, Antigone, avec distance et retenue, en exprime la complexité et pose la question de la malédiction. Interrogé sur les raisons du choix de cette pièce montée au Théâtre National Palestinien, Adel Hakim, qui signe le texte français et la mise en scène, répond : « Pourquoi une Antigone palestinienne? Parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. »

La mort ouvre le spectacle sur les deux frères d’Antigone et d’Ismène – Polynice et Etéocle – étendus dans leurs linceuls blancs pour s’être entre-déchirés. Elle rôde tout au long de la pièce qui se termine dans un bain de sang – avec la mort d’Antigone par la volonté de Créon devenu roi, celle d’Hémon son fiancé fils de Créon, et celle de sa mère, épouse de Créon qui met fin à ses jours. La tragédie est complète. Le Chœur, conteur et commentateur, vêtu de gris, relate les combats, puis les conditions de la victoire dans une prosodie épique, le texte grec s’affiche ; un garde vient dénoncer celle qui a osé braver l’interdiction d’enterrer son frère Polynice, il a pour mission d’amener la coupable ; le devin Tirésias tente, mais en vain, de faire entendre raison à Créon. Les oiseaux ne chantent plus et Thèbes est en souffrance, la malédiction s’est abattue sur elle de génération en génération, l’image d’Œdipe et de Jocaste, père et mère de la fratrie d’Antigone, y restent à jamais gravée. La porte se referme sur l’ombre d’Antigone, vêtue de blanc et couverte d’un voile noir, image finale forte. L’espace sacré s’estompe et le mur creusé de meurtrières laissant filtrer la lumière, mur support des écritures, grecque, arabe, et française qui s’affichent sur la façade, retourne au néant.

Alors, la voix de Mahmoud Darwich retentit et le poème s’écrit, nous ramenant aux tragédies d’aujourd’hui : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie, la fin de septembre, une femme qui sort de la quarantaine, mûre de tous ses abricots, l’heure de soleil en prison, des nuages qui imitent une volée de créatures, les acclamations d’un peuple pour ceux qui montent, souriants vers leur mort et la peur qu’inspirent les chansons aux tyrans. » La musique composée par le Trio Joubran vient des profondeurs et la palette des couleurs – blanc, gris, noir – comme le soleil, décline.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh – Alaa Abu Garbieh – Kamel Al Basha – Yasmin Hamaar – Mahmoud Awad – Shaden Salim – Daoud Toutah – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français Adel Hakim – poème Sur cette terre texte et voix Mahmoud Darwich – traduction Elias Sanbar – musiques Trio Joubran – scénographie et lumière Yves Collet – costumes Shaden Salim – construction décor Abd El Salam Abdo – vidéo Matthieu Mullot et Pietro Belloni – assistant lumière Léo Garnier.

Du 5 au 15 janvier 2017 – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée du 21 au 23 février 2017 à la Comédie de Genève – A voir aussi, du 20 janvier au 5 février, Des Roses et du Jasmin, texte et mise en scène Adel Hakim, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.